Une nouvelle de Line Marquis
Pauvre Colère! Elle était toujours fâchée, parfois même fâchée noir. Pareille à un volcan qui bout de l’intérieur, elle se sentait souvent au bord de l’éruption.
C’est peut-être pour cette raison qu’elle n’avait pas d’amis. Dès qu’elle apparaissait quelque part, on lui tournait le dos ou on lui demandait de se taire. Combien de « ça suffit! » avait-elle entendu dans sa vie? Elle ne les comptait plus depuis longtemps.
Fatiguée d’avoir décroché le mauvais rôle en permanence, elle décida d’aller plaider sa cause à la Cour. Deux juges à la mine sévère y siégeaient ce jour-là.
- Madame, monsieur les juges, ce n’est pas juste, leur dit-elle en parlant fort.
- Madame, je vous prie de baisser le ton, dit la juge.
- J’existe et j’ai le droit de m’exprimer! Je suis une émotion moi aussi, pourquoi on me traite différemment des autres, continua-t-elle en parlant un peu plus fort.
- S’il vous plait, Madame, restez calme, dit le juge.
Ça y est! La séance était à peine commencée qu’ils l’avaient déjà mise en rogne. Les joues en feu, elle reprit son plaidoyer :
- Quand une personne est triste, y a toujours quelqu’un pour la consoler. Ensemble, ils partagent la peine. Qu’arrive-t-il après? La tristesse peut aller se reposer, dit-elle les dents serrées. - On aurait dit que ses mâchoires étaient soudées.
- Madame, je vous le demande formellement! Calmez-vous!
- Quand une personne est effrayée, y a toujours quelqu’un pour la rassurer. Ensemble, ils affrontent la frousse. Qu’arrive-t-il après? La peur peut aller se reposer, continua-t-elle, les muscles tendus. - On aurait dit des cordes de violon mal accordé.
- Madame, reprenez-vous! Cessez de crier!
- Quand une personne est joyeuse, y a toujours quelqu’un pour rire avec elle. Ils ont le goût d’être ensemble. Encore une fois, qu’arrive-t-il après? La joie peut aller danser, ajouta-t-elle, le souffle agité. - On aurait dit qu’elle venait de courir le marathon.
- Ça suffit! Dit fermement la juge, les yeux mécontents. Si vous ne reprenez pas votre calme, vous devrez sortir de cette Cour!
Oh là, c’était le « ça suffit » de trop! Elle était carrément furieuse!
Vous voyez? Vous faites exactement comme tout le monde. De toutes les émotions, je suis la seule qu’on rejette. Pourtant j’existe et je ne fais pas exprès! Pourquoi moi, je n’ai pas le droit d’être écoutée, d’être soutenue. Pensez-vous qu’en mettant un couvercle sur le volcan, l’éruption va s’éteindre comme par magie? - Son cœur s’activait si vite, on aurait dit qu’il battait du tambour.
Les deux juges s’échangèrent un regard embarrassé.
- Bien, nous allons prendre votre cause en délibéré.
Au bout d’un instant, ils revinrent l’air détendu et peut-être un peu gêné.
- Vous avez raison Madame Colère. Votre traitement est injuste. Poursuivez, nous vous écoutons!
- Vous… m’écoutez?
- Oui, c’est bien ce que nous venons de dire.
- Vous voulez vraiment dire que vous m’écoutez?
- Oui, c’est bien ça, poursuivez!
La Colère s’effondra en pleurs. Un immense poids venait de tomber de ses épaules. Elle prit une profonde respiration, dénoua ses muscles et termina sa défense d’une voix moins intense, sans interruption. Sa quête de reconnaissance avait été entendue.
Pour la première fois de sa vie, elle était acceptée. On lui donnait le droit de s’exprimer, le droit d’être elle-même. Pour la première fois de sa vie, elle sentait qu’elle pouvait enfin se reposer. Et tout doucement, c’est ce qu’elle fit.
Depuis ce jour, la Colère sait qu’elle peut se manifester à tout moment et trouver l’accueil qu’elle mérite, parce que vous savez quoi? Elle est une émotion comme les autres!
Justice pour la colère / une nouvelle de Line Marquis. 2022. Tous droits réservés.
Wow! Merci beaucoup d'avoir mis cette publication! Je suis TS en pédopsychiatrie et maman. Je tenterai de faire lire ce billet aux parents afin qu'ils puissent accueillir la colère de leur enfant. Dépersonnaliser la colère peut également être salutaire (tant pour l'enfant que le parent) et permettre d'avoir du recul et une meilleure gestion après l'avoir suffisamment exprimée et ainsi ne pas s'identifier à elle, mais plutôt l'accueillir, voire l'aimer et la laisser partir et même lui dire qu'elle pourra revenir lorsqu'elle l'estimera. 😍